Par un après-midi chaleureux à Limassol, j’ai compris qu’on peut entendre la coriandre avant de la goûter. Un boucher enveloppa sa paume autour d'une poignée de graines fauves et les écrasa sous une lourde bouteille en verre—un bruit comme des cailloux sous la marée. Un parfum citrus‑pine monta dans la chaleur de la rue, dérivant devant des caisses de tomates et des filets de citrons, devant des ficelles de saucisses couleur vin qui pendaient à la fenêtre. À cet instant, j’ai compris que la cuisine chypriote ne s’appuie pas sur un placard à épices surchargé. Elle repose sur quelques signatures, pressées avec intention.
Chypre est encastrée dans un ensemble de cuisines — grecque, turque, levantine — chacune généreusement pourvue d’herbes et d’épices. L’île absorbe et réfracte, faisant dévier légèrement des saveurs familières. La cannelle trouve sa place au cœur des ragoûts salés. La graine de coriandre devient un battement de tambour. La menthe séchée est l’ombre fraîche sous la lumière brûlante de l’été. Et puis il y a des notes de cloche de temple — mastic et mahlepi dans les pains de Pâques, l’eau de rose ondulant dans les bols de glace pilée en juillet, une feuille de géranium déposée dans le sirop aussi discrète qu’une bénédiction.
Promenez-vous dans les anciens ruelles de Nicosie un samedi. Faites tourner la coriandre sous votre nez. Croquez une tranche de lountza fumée sur des boutures de vigne, dont la croûte est émaillée de vin et d’épices. Sirotez un café parfumé à la cardamome dans un café chypriote turc et regardez le halloumi chaud apparaître d’un coup de pul biber, tel un petit drapeau de chaleur. Voilà comment les épices vivent ici: vues, entendues, senties, puis goûtées.
Trois saveurs — graines de coriandre écrasées, cannelle chaude et menthe séchée — constituent le vocabulaire émotionnel de la cuisine chypriote faite maison. Elles ne sont pas uniques à Chypre pris isolément, mais ensemble elles créent un profil incontestable.
Goûtez ces trois saveurs ensemble dans un seul repas — par exemple afelia de porc à la coriandre et au vin, makaronia tou fournou avec sa sauce à la viande parfumée à la cannelle, et un bol de talattouri (yaourt, concombre et menthe) à côté — et l’île se révèle clairement.
L’Afelia est l’un de ces plats qui paraissent simples dans l’assiette et rugissent au palais. Des cubes de porc, marinés toute la nuit dans du vin rouge — souvent un vin villageois local — et une généreuse dispersion de graines de coriandre écrasées, puis braisés jusqu’à ce que le vin et la graisse fondent en une sauce rouge clair scintillante. Coupez un morceau et vous sentez d’abord le vin : au goût de raisin, légèrement tannique, les huiles d’agrumes de la coriandre traversent la graisse. Le poivre joue un rôle secondaire.
Comment travailler la coriandre pour l’afelia :
L’Afelia est souvent servie avec pourgouri (bulgur) et yaourt. La première fois que je l’ai goûtée dans une taverne au‑dessus du vieux port de Paphos, la coriandre a frappé en premier — une clarté d’écorce d’orange — puis les tanins du vin, puis la douceur du porc. J’ai porté une bouchée à mon nez et j’ai retrouvé l’écho des graines écrasées, prouvant comment les huiles volatiles se comportent différemment sur la langue et le nez.
Note culinaire : Certaines familles incorporent une petite pincée de cannelle ou de piment de Jamaïque dans le plat, élargissant les notes graves, mais le cœur de l’afelia reste toujours les coriandre écrasées.
Si la cannelle est l’âme de l’île, le stifado en est l’incantation. Dans ce braisé — lapin ou bœuf, oignons perles, tomate — deux ou trois bâtons de cannelle mijotent aux côtés de clous de girofle et de piment de Jamaïque jusqu’à ce que la cuisine sente le vieux coffre en cèdre au soleil. L’effet n’est pas sucré; c’est une chaleur sous-cutanée. Vous le sentez d’abord, puis vous le remarquez.
Le monde grec utilise largement la cannelle dans les sauces à base de viande, mais à Chypre le réglage est un cran au‑dessus. Demandez à une grand‑mère à Pélandri au sujet du stifado et elle saisira probablement les bâtons de cannelle en premier.
La menthe fraîche y pousse avec fracas, mais la menthe séchée est un choix distinct et délibéré — une douceur torréfiée et une fraîcheur fine et poussiéreuse. Ses partenaires les plus fidèles sont les produits laitiers et la tomate, bien qu’elle s’infiltre aussi dans les pâtisseries et la viande avec facilité.
Ce ne sont pas des recettes tant que des cartes olfactives. Suivez-les jusqu’à l’assiette désirée.
L’île, vue ainsi, est une horloge des épices.
Le vieux marché respire dans des bocaux. Un vendeur d’épices s’appuie contre un mur de vitrines : sésame, anis vert, cumin, coriandre, pul biber cramoisi, sumac sombre. Il ouvre un bac de menthe séchée et l’odeur jaillit comme un animal. De l’autre côté de l’allée, une femme empile du halloumi, l’odeur de saumure est nette et marine. Un boucher accroche des cordons de loukanika, violet comme des prunes.
Au stand de café, la cardamome est moulue avec de l’Arabica pour un client turc chypriote, tandis qu’une femme grecque chypriote achète du mahlepi pour la cuisson. Un homme passe en train de manger une tranche d’eliopita ; la pâte sent l’huile d’olive et la coriandre. Dans la ligne des produits, les tomates affichent leur propre épice — le soleil — et quelqu’un vend de l’eau de rose d’Agros dans de petites fioles gemmées.
Les marchés ici ne sont pas silencieux, même avant d’entendre les voix. Les conversations autour des épices — un grognement, un claquement, un versement — et tout l’endroit sent comme l’idée des dimanches.
Ce ne sont pas des recettes tant que des cartes olfactives. Suivez-les jusqu’à l’assiette désirée.
Sur la retenue : la cuisine chypriote n’est pas timide, mais elle n’est pas bruyante non plus. La cannelle se compte en bâtons, pas en poignées. La coriandre est écrasée, pas pulvérisée, et utilisée à la cuillerée mesurée. La menthe séchée se frotte une fois entre les paumes — trop et elle devient poussiéreuse. Laissez les ingrédients être eux-mêmes et donnez à l’épice une baguette de chef d’orchestre, pas tout l’orchestre.
Goûter l’histoire ici et vous trouvez des fils lumineux. La domination vénitienne à la fin du XVe et du XVIe siècle a amené des marchands dont les navires sentaient la cannelle et les clous de girofle, apportant l’Orient jusqu’au bord le plus éloigné de la Méditerranée. La domination ottomane a ajouté l’eau de rose, le pul biber, le sumac, et l’habitude d’épicer les viandes avec une chaleur douce plutôt que forte. L’ère britannique a rendu les pâtisseries de thé l’après-midi communes, mais les anciens parfums restaient, pétris dans les pains de fête et mijotés dans les soupes d’hiver.
La géographie joue cependant un rôle plus fort que la politique. Les herbes du Troodos se fichent de qui gouverne ; elles grimpent les pentes chaque été, prêtes pour les paniers. Les arbres de caroube gonflent leurs cabosses sous la chaleur et traduisent le soleil en sirop. Les raisins deviennent du moût, puis des douceurs, puis du vin ; le vin revient pour curer la viande. C’est une économie insulaire d’arôme, tout se cycle.
La mémoire culinaire complète le profil. La main d’une grand‑mère pince la cannelle dans le stifado jusqu’à ce que l’arôme soit juste, et non jusqu’à ce qu’une cuillère à thé soit pleine. Un père casse la coriandre pour l’afelia autant par le son que par la vue. Une mère savoure le sirop de mahallebi et décide si l’eau de rose dit déjà l’été. Ces gestes, répétés, font une cuisine.
Longtemps après un repas chypriote, il reste une forme persistante sur la langue : le bourdonnement pin-citron de la coriandre, la lueur ambrée de la cannelle dans un cadre salé, le vert frais de la menthe séchée qui s’estompe comme une brise qui se calme. Sur la table, le pain sent encore faiblement le mastic ; dans le verre, la dernière goutte de rouge villageois rappelle la marinade qu’elle a aidé à faire.
Je conserve un petit bocal de graines de coriandre sur le plan de travail pour les jours où j’ai envie d’entendre ce son premier. Je les jette dans un torchon, je rabaisse le rouleau et j’écoute le petit grain rugueux qui déclenche toute l’histoire. L’épice à Chypre n’est pas une question de nouveauté ou de feux d’artifice. Elle repose sur ces signatures, apprises par le goût et portées par la mémoire : la grammaire de l’île, exprimée en quelques mots clairs et parfumés. Lorsque vous cuisinez avec elles, vous cuisinez un lieu, pas seulement un plat. Et ce lieu, une fois goûté, ne vous quitte pas.